Les communautés de pratique : une nouvelle forme de Knowledge Management transverse, sociale et collaborative

Florence Cariou est Responsable Veille et Innovations RH 2.0 au sein de la Direction des Ressources Humaines du Groupe GDF Suez. Dans ce cadre, elle participe au développement d’une veille prospective et d’innovations participatives transversales au sein de la ligne RH. Elle est aussi membre de la Communauté de Pratique Knowledge Management.

De nombreuses communautés de pratique ont vu le jour au sein du Groupe GDF SUEZ. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la genèse de ce phénomène ? Comment l’émergence de ces communautés de pratique s’intègre-t-elle à votre approche du Knowledge Management ?

Il existe, selon moi, deux approches distinctes du Knowledge Management. La première se focalise sur l’outil et consiste à mettre en place des systèmes améliorant la gestion des savoirs et des connaissances de l’entreprise. La seconde est une approche sociale et considère qu’il est nécessaire de partir des personnes et non des moyens. Il s’agit de mettre en relation les gens qui ont besoin de partager des informations dans l’optique de développer le partage de connaissances transverses.

C’est cette deuxième approche que nous avons choisi de développer chez GDF SUEZ quand, en 2004, le Groupe a engagé une vaste réflexion stratégique sur le partage de ses connaissances entre ses différentes entités. La création de communautés de pratique (CoP¨) s’est imposée assez naturellement car elles permettent de mieux se connaître, de mieux se comprendre, de mélanger les cultures, de faire du business et d’innover. Il s’agissait de la façon la plus simple, la plus efficace et la moins coûteuse de favoriser les synergies.

D’autre part, la mise en place de ces communautés de pratique entre tout à fait dans le cadre de la démarche d’ « entreprise apprenante » que nous avions engagée à l’époque et qui était portée par notre Université d’Entreprise.

Aujourd’hui, nous avons plus de 170 Communautés de pratique recensées, dans tous les domaines d’activité du Groupe, tant techniques que fonctionnels, comptant de moins de 10 à plus de 1000 membres. Cette information est disponible sur l’intranet avec la présentation des communautés de pratique et leur « mode d’emploi ». Les restitutions des travaux y sont aussi publiées, avec l’annuaire des CoP. Vingt-deux de ces communautés ont été lancées en 2011, et j’ai connaissance de quelques communautés lancées cette année comme la Communauté des Experts qui offre un lieu d’échange à nos experts clés de tous les horizons du Groupe.

Comment définiriez-vous les communautés de pratiques chez GDF SUEZ ?

Je dirai que l’objet d’une communauté de pratique est de capitaliser sur les savoirs et de développer les synergies entre les activités par un meilleur partage de connaissances et une plus grande coopération entre les différentes entités professionnelles. Pour donner une visibilité et une légitimité aux communautés, celles-ci doivent avoir un objet, un sponsor, un animateur, des membres et des indicateurs de résultats. A mon sens, cette petite recette est très efficace pour installer durablement ce mode de management transverse.

De plus, ces communautés de pratique permettent aux collaborateurs de développer leurs connaissances, de creuser les sujets et d’accéder aux meilleurs experts de leur pratique. Enfin, cela permet de se créer de véritables réseaux d’échanges. Pour en savoir plus, je vous recommande les publications récentes auxquelles mes collègues ont participé :
– ­Dossier Knowledge Management « quelles évolutions dans l’entreprise 2.0 », revue « ADBS, juin 2012 (par Alain Quinqueneau, également membre de Cop-1)
– Retour d’expérience en gestion des connaissances, Editions Lavoisier, juillet 2012. « Les communautés de pratique, instrument du développement d’une culture du partage des connaissances à GDF SUEZ » (par Monique Ribesse)

Travailler en mode transverse et collaboratif implique néanmoins de revoir notre fonctionnement au quotidien. Comment faites-vous pour accompagner les collaborateurs sur ce chemin ?

C’est un vrai sujet que nous avons, entre autre, abordé par la mise en place des communautés de pratique !

Lors du Séminaire-Formation (SEMAFOR) sur le Knowledge Management en 2004, les dirigeants de l’entreprise ont proposé l’utilisation des communautés de pratique et missionné l’une d’entre elles pour accompagner les autres. Cette dernière, sponsorisée par un membre du COMEX et le Président de GDF SUEZ UNIVERSITY, rassemble tous les animateurs de communauté de pratique (CoP) et est animée par une équipe « cœur » (Core Team) dont les membres sont missionnés à temps partiel. Elle couvre deux missions principales. Il s’agit d’une part, d’animer les communautés de pratique – c’est-à-dire d’identifier, d’accompagner et de former les animateurs de communauté ; et d’autre part, de développer la démarche de Knowledge Management par le biais de veille et de partage de bonnes pratiques.

Cette approche repose sur une conviction : l’important n’est pas l’outil de gestion des connaissances mais la manière dont les gens se l’approprient – d’où l’intérêt d’avoir une approche qui ne soit pas directive… Il faut bien avoir en tête que les membres de ces communautés de pratique sont des volontaires concernés par leur sujet et trouvant dans l’échange une source de progrès et d’intérêt, sinon ils n’y restent pas.  Pour tous les membres de communautés de pratique, cela implique de sortir du cadre strictement défini de leur travail. Les gens se posent toujours des questions : est-ce que j’ai le temps de m’impliquer dans cette communauté ? ; est-ce que j’en ai le droit ? ; comment cela est-il valorisé ?, comment ma contribution est reconnue ?

Comment faites-vous pour lever ces freins et palier à ce manque de légitimité ?

Il est clair que ce sont des freins que l’on s’évertue à lever, notamment par un programme de formation des animateurs et un événement annuel rassemblant tous les membres de la CoP KM et des dirigeants sponsors.

Les freins sont tant au niveau de l’organisation de rattachement ( « pourquoi partagerions-nous le temps d’un de nos meilleurs experts ? ») que des personnes elles-mêmes. Pourtant, paradoxalement, cela constitue aussi un facteur d’engagement. Le fait de travailler en mode transverse et collaboratif implique de facto un dépassement de soi. Pour rentrer dans un collectif, il faut se sentir appartenir et faire confiance.

Plusieurs conditions le permettent. Il est, tout d’abord, important d’avoir un sponsor managérial fort qui donne une légitimité transverse à ces communautés… et défendre un budget de fonctionnement ! Dans le cas de la CoP KM, il s’agit d’un membre du Comex de GDF SUEZ. Il faut, ensuite, favoriser du soutien de la part des managers des participants aux communautés de pratiques. Chez GDF SUEZ, cela fait maintenant partie des principes de management du Groupe – Charte GDF SUEZ Management Way – qui indiquent, entre autres, qu’un manager contribue à la création de réseaux internes transverses et au développement de ses collaborateurs en leur confiant des responsabilités challengeantes.

Enfin, on peut aider et accompagner les collaborateurs, mais il est évident que tous ne viendront pas. Certains ne se projettent tout simplement pas dans ce type de démarche.

Faut-il donc que les communautés de pratique soient exclusivement basées sur du volontariat ?

Je ne sais pas. Je sais seulement que cela ne fonctionne qu’à partir du moment où les personnes voient leur intérêt à participer et y prennent plaisir. Il est difficile de s’impliquer dans un travail qui sort du cadre, quand on n’en a pas envie et qu’il n’est pas strictement dans les missions prescrites du collaborateur. Beaucoup de communautés s’enlisent faute d’un engagement partagé suffisant et d’une faible motivation de membres « désignés » pour participer.

Pourtant, avons-nous vraiment le choix ? Nos entreprises ne sont-elles pas de plus en plus incitées à devenir transverses, sociales et collaboratives ?

Il est vrai que cela apparaît comme un leitmotiv. De nos jours, il est de plus en plus difficile de ne pas fonctionner en réseau. Or, tout le monde en parle sans pour autant que cela soit devenu une normalité.

Cela va à l’encontre de la culture du contrôle dont sont empreintes nos entreprises et implique de repenser en profondeur la posture managériale. C’est pourquoi cela est si compliqué. Passer dans une démarche transverse et collaborative suppose de consacrer des ressources, du temps, des moyens pour un retour sur investissement qui n’est pas forcément du court terme.

Du point de vue de l’individu, cela requiert de la confiance en soi, en l’organisation, en l’autre. C’est toujours un choix personnel.

Dans ce cas, comment mesurez-vous le retour sur investissement de ces communautés ?

Par définition, les communautés de pratique ne sont pas normatives. Il est donc difficile d’avoir des éléments de mesure sur la rentabilité des communautés de pratique et ce, d’autant plus que même les communautés qui s’arrêtent peuvent avoir rempli leur objectif en créant du lien entre leurs membres. Nous essayons néanmoins de mettre en place des suivis d’activité par des enquêtes sur les CoP, et des bilans réguliers pour chacune. Nous n’avons pas formalisé de mesures, mais constatons des mobilités internes ou des succès commerciaux, dans lesquels les communautés ou les réseaux jouent un rôle.

D’après vous, comment les communautés de pratique vont-elles évoluer ?

Je pense que, dans un monde de l’information, il est impossible de manager le savoir en le mettant dans des boites. Un savoir ne vaut que parce qu’il est partagé, (ré)-utilisé et adopté. Demain, une entreprise ne continuera à exister que si elle est plus performante dans l’utilisation de ses savoirs et savoir-faire. On va probablement intégrer dans la performance des organisations telle qu’on la connaît aujourd’hui, une performance des échanges, donc une mise en valeur de l’intelligence collective.